XII
MERDE et merde et merde et remerde, si j’ose m’exprimer ainsi.
Tout préparé, tout impeccable, avec les excuses, tout minutieusement réglé et vingt-quatre heures avant : crac, la tuile.
Je prenais le train de 14 h 07, à 14 h 20 j’étais dans les banlieues et il m’attendait à la gare comme l’autre fois, avec son sac de sport, son vieux jean sensass et, en longeant les palissades de la voie ferrée, on arrivait au stade.
Ces endroits sont extraordinaires : ils sont pleins de mâchefer et, dès qu’il pleut, les caniveaux sont moirés parce que le gaz-oil ressort. Poésie des faubourgs, j’adore.
Là j’assistais à l’entraînement. J’aime moins le football que le rugby, mais enfin, il faut bien s’y faire.
Je suis devenue sa supportrice.
Daniel est pas mal comme joueur, il fait un peu léger dans son petit short, mais il a un joli shoot du gauche. C’est pour cela qu’il devrait jouer à l’aile droite. Lui prétend être un avant-centre et on en a discuté longuement. En tout cas, je suis bien sur mon banc de tribunes : un peu froid aux oreilles mais je ne déteste pas, et puis quand il descend, balle au pied, à toute allure, avec onze malabars dont certains sont trois fois plus gros que lui qui lui tombent dessus, j’ai la température qui monte à quarante d’un seul coup.
La fois dernière où il a fait une cabriole parce qu’une brute l’avait poussé, j’ai cru que j’allais prendre feu.
Après le foot, on va se balader, parfois jusqu’aux berges de la Seine, du côté du pont de Bezons, là où c’est plein de ferrailleurs. Ce sont des coins à péniches, c’est comme des ports ; à Gennevilliers il y a des docks, des îles avec des cabanes à clochards, des petits jardins gris et des cités qui poussent autour des grues. Il y a déjà presque un air plus large, comme à la mer, et parfois des mouettes viennent jusqu’ici, elles passent sous le pont, rasant la Seine… Et tout cela à vingt minutes de chez moi. Kay ne sait même pas que ça existe.
Donc, normalement, je devais débarquer à La Garenne, et hier Kay me fait sa bouche sucrée :
« N’oublie pas que demain nous passons l’après-midi au Pen Club. »
J’avais oublié le Pen Club.
Le Pen Club se situe dans des salons superbement rétro vers l’Étoile. Il y a là un monde fou avec des académiciens, des vieilles dames en mauve avec des voilettes et des jambes en cerceau, et évidemment des Américaines milliardaires. C’est une vente de livres où des chauves baisent les mains fissurées des dernières comtesses. En un mot, le Pen Club, c’est le contraire de La Garenne, c’est-à-dire de la vie.
Et la manie de maman, c’est de me traîner tous les ans au Pen Club parce qu’elle a un vague ami de Boston, un gros mec en gris et à chaîne de montre, qui dédicace le même livre depuis trente ans, un bouquin du genre : « Jadis autrefois, du temps du Mayflower », c’est-à-dire avant que des nègres complètement drogués s’attaquent à la Constitution américaine.
« Tu es prête ? »
Sa voix, pour me parvenir, traverse les murs de sa chambre. Son rêve est d’avoir un boudoir de cent mètres carrés comme Jacky Kennedy.
« J’arrive ! »
Elle surgit. J’étais sûre qu’elle mettrait sa fourrure.
« Lauren, tu es de plus en plus vulgaire. Tu t’exprimes comme une vendeuse de Prisunic. »
Ce genre de réflexion a une conséquence immédiate : mon sens politique s’éveille et se déploie d’un coup.
« Les vendeuses de Prisunic sont en général d’un milieu social où le vocabulaire se trouve restreint, il me semble anormal que tu reproches leur façon de s’exprimer à des filles qui bossent quarante-six heures par semaine. » Kay a un haut-le-corps qui fait miroiter son rat d’Amérique (2 700 dollars chez Levin’s Son).
« Des filles qui quoi ?
– Qui bossent. C’est un terme dont tu ne connais pas le sens. »
Elle frémit encore de tout son être. Seigneur, si elle savait que j’ai rendez-vous (on dit « rencart ») avec un beau mâle footballeur et qu’on se fait plein de bisous derrière les vestiaires dès que le match est fini !
J’ai pu quand même prévenir Daniel que je ne pouvais pas venir en téléphonant à un dénommé Londet, un de ses amis (on dit « potes »). J’espère qu’il lui aura transmis le message.
Et me voilà au Pen Club.
C’est bien comme les autres années : les mêmes plantes en pots, les hôtesses avec les petits plateaux qui passent les orangeades. J’ai bonne mine avec ma jupe plissée et mes socquettes. La vraie petite Texane buveuse de Coca-Cola, et Kay qui nage dans l’huile, évidemment. Incroyable monde ! Depuis mes escapades vers les banlieues, j’avais oublié que cela puisse exister.
« Madame de Régnancourt !
– Madame King ! Quelle joie ! »
Ça y est. La rencontre inespérée. Mme de Régnancourt a quatre-vingt-dix ans, deux kilos de poudre sur chaque joue et trois cheveux comme Cadet Rousselle, mais bleutés et frisottés artistiquement. Le coiffeur qui lui arrange ça doit s’amuser comme un fou. Quant à la fourrure, ça m’a l’air du skons.
« Mais c’est notre petite Lauren ! »
Eh oui, c’est bien elle, une délicieuse enfant, entre parenthèses.
Révérence.
« Tout cela ne nous rajeunit pas… La voici lycéenne à présent. »
Merveilleuse Kay, elle voudrait qu’avec son cerveau je sois encore au jardin d’enfants. De Régnancourt susurre :
« Est-elle bonne élève ? »
Je ne peux plus. C’est trop pour moi. Mort à la bourgeoisie décadente.
« Excusez-moi, dis-je, je vais jeter un œil sur les livres. »
Une bouffée de parfum envahit les mille deux cents mètres cubes de la salle : la mémé vient de remuer un cil.
« Vous vous intéressez à la littérature, mon enfant ? »
« Mon enfant ! » Elle a dû lire la comtesse de Ségur jusqu’à la dernière goutte.
« Un peu, dis-je, surtout le calcul différentiel et les séries noires. »
Je me sauve. J’ai quand même le droit de vivre ma vie, non ? Je vais me promener le long des stands. La tête de tous ces gens me désespère. A croire que ce ne sont pas eux qui écrivent leurs livres. Il y en a un derrière une pile qui ne va pas terminer la journée. Il va s’éteindre avant la fermeture. Quand je pense que je devrais batifoler dans les terrains vagues en ce moment avec mon homme…
Incroyable ce que je m’ennuie ; rien de pire que ces pièces en enfilade avec des glaces partout, ça me rappelle le foyer de la Comédie-Française où j’ai connu également, les mercredis après-midi, les heures les plus belles de ma vie de femme. L’entracte, après les deux premiers actes d’Andromaque ou d’Athalie, en sachant qu’il y en a encore deux autres qui attendent et que les vers merveilleux vont retentir sous les lustres…
Oui, je viens dans ton temple adorer l’Éternel…
Pendant deux ans, je n’ai pas loupé un classique.
« Loupé. »
Je prends des expressions banlieusardes en ce moment, même involontairement. Ça la fout mal au Pen Club (on dit : cela ne convient pas au Pen Club).
« Je vous dédicace mon roman ? »
Demi-tour droite et tous les lustres explosent. Les académiciens s’envolent, les rombières décollent et tout retombe au même endroit, exactement à la même place qu’avant, mais avec un tout petit élément en plus : Daniel.
Vive la bannière étoilée !
J’ai éprouvé une fois un choc semblable il y a trois ans à un France-Irlande télévisé lorsque le ballon a heurté le poteau après un coup de pied tombé. La joie folle ; et là, c’est pire.
Il est splendide, tout neuf dans un vieux décor ; c’est La Garenne au Pen Club. On aura tout vu.
J’aurai tout vu. Et à l’aise comme il n’est pas permis, tout frétillant au milieu des schnocks, une sardine fraîche dans une vieille boîte.
On file derrière les colonnes. Mon cœur bat tout de même. Délicieuse panique.
« Mais comment as-tu su ? »
Il sourit.
« Londet m’a dit, j’ai cherché sur le plan ; quand j’ai vu que c’était pas loin par l’autobus de Saint-Lazare, j’ai foncé, dès le match fini. Ça va ? »
La foule passe, languissante et précieuse, un rythme riche nous entoure.
« Ça va. Je suis contente de te voir. »
Il tâte son épi de cheveux du bout des doigts et jette un œil rapide.
« Y a du sacré linge dans ton truc. »
Je l’entraîne.
« Viens par là. »
Derrière, il y a des vieux fauteuils de velours, personne ou presque. On s’installe.
« Qu’est-ce que tu peux bien faire dans ce genre de coin, au lieu de te pointer au stade ? C’est sinistre !
– C’est maman, elle adore ça, alors j’ai dû suivre. »
Il soupire et balance ses pieds dans le vide.
Les yeux au plafond, il remarque :
« C’est quand même pas mal finalement quand on réfléchit ; c’est pas plus con que de vivre en H.L.M.
– C’est moins sobre.
– Ça doit être plus cher. »
Je n’en reviens pas encore de le voir ici.
« On se mariera, dis-je, et on aura un appartement comme ça. »
Il me jette un regard déshabilleur.
« T’es drôlement sexy, aujourd’hui. »
Évidemment, avec les socquettes et de l’écossais, ça doit pas soulever des montagnes d’érotisme, mais il l’a dit si gentiment que cela me fait rire.
« Si j’avais su que tu venais, j’aurais mis mon vison.
– Au fait, dit-il, pour mercredi prochain, il y a un Lee Marvin, on passera en douce avec Londet. Tu peux venir ?
– Je me débrouillerai. Le Pen Club sera fini. »
Je suis heureuse tandis qu’il me regarde. Tout là-bas, au bout du monde, des ombres passent devant des glaces, sous des lustres à pendeloques. On tousse beaucoup du côté de l’Académie française.
Une poétesse à fanons et à quadruple rang de perles dédicace ses plaquettes en tenant son stylo comme un bâton de rouge à lèvres. Le murmure des foules parfumées nous entoure.
Daniel s’enfonce dans son fauteuil et regarde le spectacle comme il doit le faire au cinéma.
« C’est dingue, murmure-t-il ; grâce à toi, j’aurai même connu le grand monde.
– C’est vrai, tu as une vraie chance de m’avoir rencontrée sans moi tu serais resté une pauvre cloche de banlieue. »
Il est tellement occupé à reluquer les vieilles ruines qu’il ne répond même pas. Il suit une idée indécise encore et qui prend forme. Il parle.
« C’est drôle, tous ces mecs qui signent leurs bouquins, ils ont l’air de se prendre pour des caïds, je suis sûr que c’est pas si dif’ que ça, de faire un livre.
– Une plaisanterie, dis-je. On en fait un ? »
Pas surpris pour un dollar.
« D’accord, dit-il, on se fabrique le Goncourt de l’an prochain. Tu as du papier ?
– Une petite minute. Il faut tout de même choisir une histoire. »
Il croise les mains sur son ventre comme s’il avait soixante-dix ans et quarante bouquins derrière lui.
« T’inquiète pas, dit-il, on va leur raconter une histoire d’amour. »
Et c’est ainsi qu’au Pen Club, dans un salon écarté d’un vieil immeuble de l’avenue de Friedland, naquit l’idée d’écrire cette œuvre qui allait bouleverser la littérature de la dernière partie du XXe siècle.
Il fronce les sourcils et ressemble à un éditeur.
« T’as un titre ? Faut quelque chose qui accroche, un truc tout public, tu lis ça sur la couvrante et tu sais que c’est le best-seller. »
J’ai sorti mon stylo, j’ai tracé quelques mots sur un vieux ticket de métro qui traînait dans ma poche et je lui ai tendu.
« Qu’est-ce que tu en penses ? »
Il lit, ferme un œil pour juger comme un tireur au pistolet et son visage s’éclaire.
« Formidable, dit-il, on va tirer à deux millions d’exemplaires. »
Ainsi naquit Dany et Laury.